"Mais tous les peintres précédents et suivants ont été surpassés par Apelle de Cos, dans la cent douzième olympiade. A lui seul presque il a plus contribué au progrès de la peinture que tous les autres ensemble; et il a publié des livres sur les principes de cet art. Il eut surtout la grâce en partage. Il y avait de son temps de très grands peintres : il admirait leurs ouvrages, il la comblait d'éloges, mais il disait qu'il leur manquait cette grâce qui était à lui (ce que les Grecs nomment charis) ; qu'ils possédaient tout le reste, mais que pour cette partie seule il n'avait point d'égal.
Il s'attribua encore un autre mérite : admirant un tableau de Protogène d'un travail immense et d'un fini excessif, il dit que tout était égal entre lui et Protogène, ou même supérieur chez celui-ci; mais qu'il avait un seul avantage, c'est que Protogène ne savait pas ôter la main de dessus un tableau : mémorable leçon, qui apprend que trop de soin est souvent nuisible."
Pline l'Ancien, Histoire naturelle, La peinture, I° siècle apr. J.-C., livre 35
Ce passage m'a paru intéressant dans le sens où il nous donne une leçon: le mieux est l'ennemi du bien. Lorsque vous pensez avoir fini votre dessin, vous vient alors un irrésistible désir de rajouter un détail, de compléter une forme... C'est là qu'il faut dire "non !" et poser son crayon, son pinceau. Combien de fois un dessin dont vous étiez satisfait un instant plus tôt vous paraîtra médiocre après cet excès de zèle. L'oeuvre que vous aimez mais qui vous semble inachevé doit le rester. Prenons par exemple Léonard de Vinci: il est connu pour sa Joconde, naturellement, mais aussi pour ses milliers de dessins. Ses dessins, il n'y a pas rajouté une touche de peinture (parfois un rehaut de craie blanche, mais c'est tout). Il ne les voyait pas comme des oeuvres à peindre et il en est resté là.
Il s'agissait en général d'esquisses, de dessins préparatoires pour ses peintures mais cependant ils sont devenus des oeuvres à part entière. On n'oserait y rajouter un trait de crayon, un coup de pinceau. Un dessin, une peinture devient tel quand on ne peut y rajouter ou y enlever quelque chose. Michel-Ange l'a bien compris et tente de nous l'expliquer dans ses Esclaves (ici, Atlas). Ces hommes sont encore prisonniers dans leur bloc de pierre, mais cependant, nous savons de quoi il s'agit. Il suffit, comme dit ce génie de l'art, de dessiner ou de sculpter une partie pour que tout le reste devienne évident à nos yeux.
Lorsque Michel-Ange les a sculpté, il a compris qu'à ce stade-là, l'oeuvre inachevée était finie. Cela suit sa logique de dire que le personnage appartient déjà au bloc de pierre. Il visualisait déjà mentalement l'homme, le groupe d'hommes qui allaient surgir de cette pierre. Il n'était pas alors nécessaire de continuer.
De même, laissez votre crayon, laissez votre pinceau, pour donner à l'esprit le loisir d'imaginer la fin.