- La réaction des protagonistes de la scène :
Face à cette hiérophanie, la réaction des personnages représentés est très différente. On peut voir dans ce groupe une série de symétries et d’oppositions formelles : leur attitude. Les femmes, Sara et Anne, se trouvent derrière les deux Tobie, mais elles tiennent toute leur place en étant debout, car les hommes sont baissés : Tobit père, illustre le verset 16 du chapitre 12, « en entendant ces paroles, ils furent hors d'eux-mêmes, et, tout tremblant, ils tombèrent la face contre terre. » tandis que son fils se tient agenouillé, les yeux levés vers la créature angélique. Sa femme, Sara, regarde aussi l’ange s’envoler. Ils ont tous les deux un regard timide, étonné mais ont la force de lever la tête.
Il y a une symétrie avec le regard des parents, de la génération la plus ancienne, qui gardent ostensiblement la tête baissée. Tobit, plein d’humilité, et Sara, pleine d’affliction. Cette apparition semble vraiment être un choc pour elle, car elle en lâche sa canne et semble vouloir se cacher derrière sa bru. Il faut savoir que pendant tout le récit, elle a fait montre d’un manque de confiance envers la Providence divine, et elle comprend qu’elle a eu tort. Elle a reproché à Tobit son dévouement au mépris de tout, et surtout d’avoir envoyé leur unique fils en voyage. C’est une expression remplie de remords qui s’affiche sur son visage ; alors que le vieux Tobit semble plus dans une attitude d’adoration et de remerciement, d’action de grâces pour la guérison de sa cécité, appliquant la recommandation de l’ange : « mais vous, bénissez Dieu et publiez toutes ses merveilles. »
Le jeune couple a finalement une attitude qui est plus empreinte d’espérance comme s’il y avait l’idée (selon mon interprétation) que leur vie n’était pas finie, qu’ils avaient encore une chance de faire leur salut. Ils ont tous, par cette apparition céleste, une nouvelle vision des choses.
- Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas :
Et finalement nous-mêmes, nous assistons à cette hiérophanie. Nous voyons aussi quelque chose qui ne se voit pas normalement. Et paradoxalement, sur le tableau, le vieux Tobit ne voit pas l’ange alors que guéri de sa cécité, il devrait être le premier comme sur la gravure exécutée quelques années après. Lorsqu’on regarde attentivement ses yeux, autour desquels finalement tourne tout le récit du Livre, on ne distingue que deux traits minces et flous. On peut dire qu’il a intériorisé la vision, qu’il l’a fait sienne et qu’il la médite en son cœur. Azarias avait dit à Tobie qu’après la guérison de son père, celui-ci « verra la lumière du ciel ».
De même, nous sommes étrangers à cet événement puisque, contrairement à Sara et Tobie, nous ne voyons pas l’ange dans sa totalité. Il a tourné son visage, avant de disparaître dans les nuées, vers le groupe, mouvement qui nous laisse penser qu’il est en train de prononcer les dernières paroles, mais nous ne pouvons distinguer ses traits : un profil perdu, rien de plus. Ce procédé de nous cacher le visage du sujet principal est tiré d’une gravure d’Heemskerck, que Rembrandt a littéralement copié mais y montre toute la supériorité de la peinture dont la touche vibrante rend l’archange plus présent. C’est la représentation d’un être surnaturel, incorporel mais bien réel. Ce visage doit être parfait et Rembrandt, en le dissimulant nous laisse l’imaginer. C’est une vérité de la foi catholique que Rembrandt n’hésite pas à réaffirmer dans une ville principalement réformée. Ce motif de l’ange qui est là sans qu’on le voie entièrement a marqué les artistes hollandais tels que Jan Victors chez qui on retrouve la même composition mais inversée (à cause d'une gravure ?). L’ange semble déjà perdre sa substance, ses cheveux peints en sfumato et sa main gauche se confondent avec les nuages. Cependant ses jambes appartiennent encore à Azarias, robustes et se découpant précisément sur la masse des nuages. Il part mais il reste présent de façon non visible.
Un être auquel on ne prête pas attention dans la représentation, mais qui a toute sa place, c’est le chien. Au milieu des 4 êtres humains, donc à une place importante dans la composition, il lève un regard surpris vers l’apparition, dans une attitude de soumission et de peur. Sa tête a presqu’une expression humaine : en l’observant au Louvre, il m’a presque fait penser à une sorte de trogne. Le récit fait deux fois mentions de lui : lors du départ de Tobie avec Azarias, et lors de leur retour : « alors le chien qui les avait accompagnés dans le voyage courut devant eux, comme pour apporter la nouvelle, caressant de la queue et tout joyeux. » Il est aussi témoin du miracle et tout autant surpris d’avoir été trompé par les apparences. Ce chien, lui, reste avec la famille. Et, d’après une gravure exécutée 20 ans plus tard, on peut deviner ce qu’il représentait pour Rembrandt : un protecteur, un ange gardien d’une certaine façon. D’ailleurs la jambe de l’ange semble l’indiquer comme un doigt pointé. On pourrait dire que lui aussi est touché par cette illumination divine.
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