Créer un site internet
Inès, guide-conférencière Des visites adaptées à vos besoins

Vermeer, La lettre d'amour, 1670

Introduction

La lettre d'amour, Vermeer

            C’est une huile sur toile de 44 x 38 cm, donc un très petit format, peint par Johannes Vermeer (1632-1675), peintre de Delft et parmi les plus célèbres du XVII° siècle hollandais. On date cette peinture de genre aux alentours de 1667 mais la datation peut varier entre 1665 et 1670. Il s’agit donc d’une œuvre située vers la fin de la vie du peintre. Il a signé (mais n’a pas daté) sous la main de la servante.

 

Il ne semble pas que cette toile fut destinée à un commanditaire particulier (Pieter Teding Van Berkhout, un amateur, dit l’avoir vu dans son atelier en 1669), on l’a retrouvée à partir du XIX° siècle dans des collections particulières (celle de Van Lennep à Amsterdam) avant d’être rachetée par le Rijksmuseum à Amsterdam en 1893 avec la participation de la « Vereeniging Rembrandt », où elle se trouve actuellement. Il est possible que cette toile fût parmi celles qu’on retrouva dans son atelier après sa mort et que sa femme et sa belle-mère vendirent pour subvenir à leurs besoins et à ceux des onze enfants qu’il leur avait laissés. Il faut préciser qu’il meurt brutalement à cause de la crise économique qui éclate en 1672 (le marché de l’art n’est plus alors la première préoccupation des hollandais) et que son principal mécène Van Ruijven décède l’année suivante.

On connaît peu de chose sur la vie de Johannes Vermeer, sur sa formation ; on sait qu’il est entré dans la guilde de Saint-Luc de Delft et a payé cette entrée par un emprunt à Van Ruijven : en effet, il souffrira de problèmes financiers toute sa vie, ses tableaux, qu’il exécute avec une certaine lenteur, constituant son seul revenu.

 

Nous allons voir de quelle manière le détail sert à la compréhension de la narration ; et en quoi cette œuvre s’inscrit dans la peinture de genre traditionnel du XVII° hollandais. Pour contredire ou plutôt relativiser la part d’innovation que nous accordons souvent à Vermeer.

 

 

Le spectateur: intrus ou invité?

            Nous pouvons voir ici une femme riche assise, tenant un luth dans sa main droite, et une lettre non décachetée dans la main gauche; une servante se tient derrière elle, un poing sur la hanche, et la regarde en souriant. Elles sont dans un intérieur, entourées d’objets familiers tels que le panier à linge, le coussin, un balai contre la porte. Tous ces éléments se retrouvent dans ses tableaux précédents. Le volume des formes est exprimé par des touches de couleur délimitées. L’historien d’art H. W. Janson a fort bien souligné à propose de la Lettre d’amour que « Vermeer, à la différence de ses prédécesseurs, perçoit la réalité comme un agencement de surfaces colorées ». On notera l’usage du jaune et du bleu d’outremer qui reviennent dans presque tous ses tableaux

Le spectateur voyeuriste :Hooch, Le couple au perroquet

  • La position ambiguë du spectateur : Le spectateur surprend, épie cette scène, comme caché derrière la tenture repoussée. La pièce dans laquelle on semble être (on hésite entre une antichambre ou un corridor), surtout du fait des éléments tronqués (la carte, la chaise), nous donne l’impression d’être dans le noir pour ne pas être vu. Le seul élément qui rappelle notre intrusion dans ce monde domestique est l’encadrement de la porte pouvant tenir le rôle de relai vers le deuxième plan.
  • Rappelons que Vermeer employait la camera obscura : le petit format du tableau nous en donne la certitude ainsi que le pointillisme visible dans les détails. (Expliquer le concept). De même que le peintre regarde dans la lentille pour apercevoir l’image de la réalité, nous aussi, spectateurs, nous approchons notre regard de ce tableau pour en saisir le sens.
  • il y a un contraste entre les deux plans. Le premier, dans lequel nous nous trouvons, est plongé dans une semi-obscurité qui nous permet de voir à peine les objets présents : la carte au mur, le dossier de la chaise, la partition, le foulard. Cette pénombre est accentuée par la lumière vive qui remplit le deuxième plan et donc, qui attire l’œil. Ce contraste de luminosité est un des nombreux procédés que Vermeer emploie pour nous attirer à regarder la scène.
  • Un deuxième procédé est celui du cadrage. C’est la première fois que Vermeer l’utilise ; il est semblable à un triptyque. Deux parties sombres et donc secondaires encadrent le second plan, effet construit aussi par les lignes verticales de la porte. Cette verticalité, cassée par la courbe du rideau poussé, est renforcée par des rappels de format dans le second plan comme le piédroit et les carreaux de la cheminée, le bras de la servante. D’une certaine façon, cette verticalité semble rétrécir le tableau : on oublie presque que le format original (44 x 38 cm) se rapproche du carré tant il semble ici allongé. On pense que Vermeer doit cette composition originale au Couple au perroquet de De Hooch, conservé à Cologne: on retrouve ce « triptyque », le drap mais aussi la même perspective du dallage.
  • Cette perspective aussi attire l’œil vers les deux femmes (de part la succession des dalles blanches qui flèchent le parcours à suivre des yeux) et le fond de la pièce. C’est une composition mathématique visible essentiellement grâce à ce dallage qui nous donne comme point de fuite un point invisible à nos yeux (mais visible aux rayons X), situé plastiquement au dessus du globe de la chaise. Il donne la ligne d’horizon qui passe exactement sur le haut de la toile de cuir tendue contre le mur, et sur les yeux de la maîtresse. Cette perspective n’est pas nouvelle : il existe déjà une tradition dans cette vue de portes ouvertes sur des pièces successives comme chez Hoogstraten dont on a retrouvé des tableaux après la mort de Vermeer.
  • La ligne d’horizon : L’horizon est situé dans la moitié supérieure de la toile. Selon Arasse, Vermeer tend à combiner une légère « contre-plongée » par rapport aux figures et une légère surélévation de l’horizon sur la lignes de fuitesurface de la toile : Vermeer est à la recherche d’un effet spécifique : la figure est légèrement monumentalisée mais, en même temps, l’horizon un peu surélevé dans la toile rapproche doublement le spectateur du tableau : la position de la figure est moins dominante et on a un rapprochement visuel du mur du fond

  • Il ne faut pas limiter l’effet de profondeur à la perspective ; il est aussi suggéré par la superposition plastique des éléments : le coussin devant le panier, devant la servante, derrière la maîtresse etc. C’est cette « emboîtement des formes » qui donne son caractère moderniste à cette peinture
  • Sans vouloir sur interpréter on peut voir par le jeu des diagonales et des médianes une répartition ordonnée de l’espace : la ligne horizontale coupe le cuir en deux parties égales, passe sur la ligne du dossier de la chaise. Mais surtout on peut voir que le centre du tableau se situe sur le cœur de la femme ; c’est un rappel au thème principal du tableau.

 

L'énigme du tableau

Le moment suspendu qui révèle l’intimité :

  • Nous avons ici une scène de genre ; depuis déjà quelques années, Vermeer épure ses compositions de tout élément extérieur. On sait que l’extérieur est le domaine des hommes ; l’intérieur est celui des femmes. Il s’attache donc à ne montrer plus que des personnages féminins, et jamais plus de deux. C’est ici le cas. La seule figure d’intrusion possible serait alors nous-mêmes (en tout cas, elle reste invisible).
  • Le calme et la sérénité. Vermeer nous présente les objets du quotidien, le panier ; pas d’actions folles, ni de dynamisme, ni de grands mouvements ; seulement ce geste suspendu de la maîtresse. Tous les détails du tableau servent à nous faire comprendre ce qui vient d’arriver : la servante  est arrivée derrière la femme qui jouait du luth, lui a tendu la missive de la main droite et celle-ci en la prenant, ne la pas décachetée, sa main encore en l’air, la tête tournée vers le visage de la servante, une question sur les lèvres.
  • Comparons ce tableau avec Femme lisant une lettre de Metsu, 1662-65, conservé à la National Gallery d’Irlande : Metsu a choisi la narration (la femme a fait tomber son dé à coudre et s’est approchée de la fenêtre) ; ici c’est l’instant suspendu.
  • Il y a un mystère qui plane autour de ce tableau : nous sommes dans la même situation que la femme car nous ne connaissons pas le contenu de la missive qu’elle tient encore en l’air.

Ce qu’on voit et ce qu’on devine : le thème de l’amour

  • la lettre : à l’origine, le titre du tableau était la lettre ; mais la tradition a fini par adopter le titre que nous connaissons. C’est ce minuscule petit carré gris qui concentre toute notre attention. Il est le centre de notre attention mais aussi celui des personnages.
  • la lumière joue aussi son rôle. Elle vient d’une fenêtre à droite, certains précisent qu’il y en aurait trois d’ouvertes. En effet, la lumière extérieure est un facteur très important dans les compositions de Vermeer, c’est elle qui donne l’unité au tableau en donnant le ton aux couleurs. Ici, les deux femmes sont frappées par cette luminosité. Elle joue le rôle du contraste entre les pièces comme nous l’avons dit plus haut mais elle permet aussi de délimiter ces deux espaces comme on peut le voir par la mince bande blanche le long de la chambranle de la porte. C’est elle qui donne les volumes des objets dans le corridor, comme la rondeur des barreaux de la chaise traduite par une touche de blanc, ainsi que leur texture comme la fourrure de l’hermine. Cette lumière ne produit pas des contrastes vifs entre ombre et partie éclairée, mais une transition douce comme sur la joue de la maîtresse. Elle participe à l’atmosphère intime.
  • l’intimité déjà évoquée est marquée par ce même rendu de l’angoisse que dans la servante et sa maîtresse : un geste incontrôlé de la maîtresse qui lève les yeux, pour chercher à sa question oppressante une réponse sur le visage de la servante : je veux dire par là, que si elle avait su qu’elle était vue, elle aurait réprimé ce mouvement, cette émotion. En effet, la lettre pose un problème : à voir tous les bijoux que porte la femme, elle est mariée à un homme de bonne condition. Ouvrir la lettre, qu’on devine par cette angoisse ne pas être de son mari, serait un pas en dehors de la vie vertueuse que doit suivre cette maîtresse de maison. Vermeer se fait alors moralisateur. Car la lettre n’est pas le seul détail qui rappelle l’existence d’un amant.
  • En effet plusieurs références amoureuses ont été glissées dans le tableau. L’amant est à la fois présent et absent : si le centre du tableau est le cœur de la maîtresse, c’est qu’elle est troublée par des sentiments amoureux. Le luth a une signification symbolique qui va dans le même sens. Elle jouait alors de l’instrument, interrompue par la servante car elle a encore les doigts sur les cordes. Il ne s’agissait pas d’une leçon de musique puisque nous pouvons voir les partitions au premier plan. D’ailleurs on remarque qu’elles sont froissées. Ce détail participe à la négligence visible dans ce tableau : les socques, détail révélateur, déjà emprunté par Hoogstraten, mais aussi le balai posé négligemment sur la chambranle de la porte ; insistons sur la présence du panier et du coussin aux pieds de la maîtresse de maison. Ces éléments rassemblent symboliquement tous les devoirs de la maîtresse de maison : les socques doivent être à ses pieds et le balai à la main pour assurer la propreté de la maison. Le panier est rempli de linges à repriser, et sur le coussin, nous pouvons voir une broderie, ouvrage inachevé. Nous avons ici le portrait d’une maîtresse de maison délaissant ses responsabilités domestiques pour se prêter à la rêverie et à une liaison extraconjugale. On pourrait peut-être pousser le raisonnement en se demandant si le désordre général va entraîner la femme à fauter ou bien si ce désordre est la conséquence de sa liaison. L’absence de l’amant est paradoxalement visible au moyen de trois autres éléments : la carte accrochée sur le mur de gauche et les deux tableaux au fond. La carte, qui représente la Hollande et visible dans d’autres de ses œuvres, peut symboliser l’amant en voyage, son absence, c’est une évasion vers le lointain ; cette hypothèse est renforcée par le tableau que le rideau coupe à un angle : il représente un paysage calme devant lequel marche un personnage isolé. Cela pourrait faire référence à des vers de Plutarque qui décrit ainsi l’amant absent. La marine, juste au-dessous, est aussi un thème symbolique de l’amour. Les bateaux dans la tempête représentaient souvent le tumulte des passions, la voile gonflée est un parallèle du cœur épris de sentiments. Le thème de l’amour est donc bien présent ici. Reste à voir si Vermeer en fait l’éloge ou bien une mise en garde.
  • Le sourire de la servante est alors très problématique : il nous laisse supposer que la servante est complice, qu’elle connaît le secret de sa maîtresse. Son air n’a rien à voir avec l’expression assez neutre et ignorante de La maîtresse et la servante. On pourrait plus le rapprocher de Jeune femme écrivant une lettre et sa servante de 1667 où celle-ci semble partager les mêmes sentiments que sa maîtresse. Certains historiens disent que par la tranquillité de la mer sur laquelle vogue le bateau, le paysage idyllique dans lequel se promène le voyageur, on peut penser que le sourire participe à faire croire que le dénouement de l’histoire sera positif. Finalement, le mystère n’est qu’en partie dévoilé.

 

Metsu, Femme lisant une lettre, 1662-65, Irlande

Metsu, Femme lisant une lettre, 1662-65, Irlande

 

 

références amoureures

 

 

 

 

 Vermeer, La maîtresse et la servante, 1665-70, New York

Vermeer, La maîtresse et la servante, 1665-70, New York

 

Vermeer, Jeune femme écrivant une lettre et sa servante, 1667, National Gallery, Londres

Vermeer, Jeune femme écrivant une lettre et sa servante, 1667, National Gallery, Londres

Conclusion

Nous pouvons donc voir un tableau où s’exprime toute la minutie du travail de Vermeer : en juxtaposant des détails, il nous permet de comprendre toute l’atmosphère paisible qui s’en dégage mais aussi tout le mystère qui enveloppe ce tableau. C’est dans la méditation et l’observation de ces détails qu’on arrive à saisir le sens dissimulé. Les personnages ne participent pas volontairement à l’éclaircissement du mystère, c’est au spectateur seul que revient la démarche à accomplir.

Vermeer n’est pas en parallèle avec la tradition picturale de son époque : les symboles sont connus des artistes et des spectateurs. On ne doit pas prendre son goût pour le détail et le symbole comme une invention et une singularité, aussi bien dans sa composition faite d’emboîtement des pièces que dans la représentation d’objets à forte symbolique telle que les tableaux, les pantoufles ou le balai. Il doit de plus respecter la tradition néerlandaise s’il veut que ses tableaux soient vendus, ce qui est pour lui une nécessité.

Il faut donc garder  un regard simple sur l’œuvre : c’est une contemplation de la peinture où l’ambigüité reste la seule certitude

Bibliographie

ARASSE D., L’ambition de Vermeer, Paris, Biro, 1993
•BROOS B (dir.), cat. Johannes Vermer, Paris, Flammarion, 1994
•CABANE P., Vermeer, Paris, Ed. Terrail, 2004
•GOWING L., Jean Vermeer, Verviers, éd. Gérard, 1960
•LIEDTKE W., PHELINE M., Vermeer : tout l’œuvre peint, Gand, Ludion, 2008
•SAINT-HILAIRE H., « Ce que cache la Lettre d’amour », in Figaro Magazine, hors-série, 2009
 
 
 

Ça vous a plu? Retrouvez-moi en visioconférence!

  • Paques adultes

    Il est ressuscité! (Pâques pour les adultes)

    Le 15/04/2021 de 20:00 à 21:15

    sur zoom 10€

    Nous continuons à explorer l'iconographie des peintures de la Renaissane en Europe à travers le thème religieux de la Bible. Après la Passion du Christ, ...

  • Paques adultes

    Il est ressuscité! (Pâques pour les adultes)

    Le 12/04/2021 de 20:00 à 21:15

    sur zoom 10€

    Nous continuons à explorer l'iconographie des peintures de la Renaissane en Europe à travers le thème religieux de la Bible. Après la Passion du Christ, ...

Date de dernière mise à jour : 29/03/2022

Commentaires

  • Duret

    1 Duret Le 10/01/2021

    Une analyse interessante, tant sur le fond que sur la forme. J'ajouterai cependant, que Vermeer dans cette œuvre, démontre, avec les codes de l'époque, explicitement les relations extraconjugales. Depuis la fenêtre de gauche, le peintre expose la relation adultère à la lumière du jour. Il prend à témoin le spectateur et donc la vie publique. En ce sens, il n'y a pas d'ambiguïté. Ce qui reste confidentiel dans la vie privée est connu de la société. Vermeer traduit ici une banalité de son temps qui demeure malgré tout contemporaine.
  • Elie

    2 Elie Le 09/10/2015

    C'est bien mais si tu pourrais ajouter les noms des tableaux qui servent d'illustration a ta page. Sinon super analyse et bibliographie
  • Coco

    3 Coco Le 31/05/2015

    Merci beaucoup! Cette analyse est géniale!

Ajouter un commentaire

Anti-spam