- Un corpus d’œuvres vétérotestamentaires :
Il faut remarquer que John Martin a choisi comme sujets de la plupart de ses tableaux des thèmes essentiellement bibliques appartenant à un registre dirons-nous épique, voire imaginaire. En effet il commence sa carrière par des peintures de paysages assez sereins mais se tourne progressivement vers la peinture tourmentée. Il traite de façon assez similaire la Genèse et l’Apocalypse, où la nature tient un rôle assez important du fait qu’on assiste à sa création, d’une part, dans la Genèse avec le paradis terrestre, et à sa destruction, d’autre part, à la fin du monde.
William Vaughan[1] explique cet intérêt pour l’Apocalypse du fait que l’archéologie, qui se constitue progressivement comme discipline au XVIII° siècle, pousse les intellectuels à se poser la question d’une existence possible de ces événements passés, et par conséquent, ceux à venir, renouvelant la vision romantique du Sublime.
Il n’est pas sans dire que ses œuvres qui se disent peintures d’histoire par leur titre, traitent finalement du paysage. Car la première place du Sublime est donnée à la nature.
- La Bible, une source d’inspiration du Sublime de John Martin:
En 1823, il a fait des gravures pour illustrer le roman Le Paradis Perdu de John Milton, contexte apocalyptique qui l’inspire pour la suite. Cette fiction biblique raconte le combat entre Dieu et Satan de la création du monde à la chute de l’Homme. John Milton est par excellence le poète du Sublime, courant artistique et littéraire dont le concept est définit par Edmund Burke dans sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beauéditée en 1757 : pour lui le sublime « est capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir. […] je suis convaincu que les idées de douleur sont beaucoup plus puissantes que celles du plaisir»[2]. Il établit une hiérarchie qualitative des émotions du fait de leur présence obsessive dans l’esprit : « la pensée est tout entière aux douleurs et aux horreurs réelles dont on souffre ». On retrouve dans Le Grand Jour de Sa Colère cette domination des émotions négatives dans la lutte des forces surnaturelles qui se manifeste par les cataclysmes d’une nature désordonnée et révoltée.
Ces thèmes apocalyptiques permettent aux paysagistes romantiques de renouveler leur inspiration en matière de composition, d’inventer des paysages à part entière. On peut voir ici les montagnes à droite s’écrouler dans un mouvement de vague, rappelant celui du Déluge, engloutissant le monde sous leurs avalanches de pierres : il y a une confusion des éléments, entre la mer et la pierre.
La question est : le spectateur se sent-il protégé de ce malheur ? Le Sublime réside dans le plaisir de voir le déchaînement de la nature alors qu’on se trouve à l’abri de ce tumulte. La minutie pousse le spectateur à la curiosité, à se pencher davantage sur l’œuvre et d’être sans cesse étonné.
3. Les prémices de l’Apocalypse: la révolution industrielle :
- La réception du triptyque : une question de mentalités :
Il est à préciser que Le Grand Jour de Sa Colère est le plus apocalyptique des trois tableaux du triptyque, car les deux autres ont gardé un registre plus ou moins consacré à la sérénité. Cela tient aussi au fait qu’on n’a pas de présence explicite des forces divines. La présence de Dieu ne se manifeste que par l’intermédiaire des catastrophes naturelles. C’est l’absence de figures surnaturelles telles que les âmes ou les anges visibles dans Jugement dernier et Les Plaines du Paradis qui peut rendre ce tableau plus menaçant et peut-être plus réaliste car comment peut-on représenter l’irreprésentable ? Il connaît un immense succès auprès du public populaire et, après son exposition à Londres, fait le tour de la Grande-Bretagne, passe en Australie et à New York. C’est l’impression de frayeur se dégageant du tableau qui interpelle les spectateurs et participe à son prestige : Bénédicte Bonnet Saint-Georges dit même que « ses œuvres permettaient, selon les sarcasmes, de jauger le goût du grand public »[5]. Ce sentiment est plus fort que la beauté, selon Burke, mais ce style de peinture ne plaît pas à la Royal Academy qui le définit comme « vulgaire »[6]. Ce tableau connaît son succès aussi parce que le millénarisme est bien ancré dans les mentalités de l’époque. Le millénarisme est une croyance en un nouveau règne terrestre du Messie et des élus qui devrait durer mille ans. La définition du Larousse dit qu’il s’agit d’un « système de pensée contestant l'ordre social et politique existant, réputé décadent et perverti, et attendant une rédemption collective en se référant à une croyance en un paradis perdu. »
- La destruction d’Edimbourg :
Et en parlant d’ordre social décadent et perverti, selon une lettre de son fils Léopold, John Martin aurait eu l’inspiration de ce tableau lors d’un voyage dans la région industrielle du Black Country. Le peintre y aurait vu le symbole même de la région où l’industrie et le rendement prévalent sur la dignité humaine, exploitant les pauvres au profit des riches. D’après Charles Stuckey, Heaver voit dans l’effondrement des villes dans la vague que produit la montagne qui s’écroule, une représentation de la destruction d’Edinburgh faisant justement partie du Pays Noir : « Edinburgh s’effondre ainsi que Calton Hill, Arthur’s Seat, et le Castle Rock qui tombent ensemble sur la vallée au milieu. »[3]. En comparant des gravures de l’époque avec des agrandis de la peinture, on peut reconnaître la Loge royale et la Batterie du Castle Rock au sommet de la montagne, et dans l’avalanche sur le coin droit, des colonnades classiques qui ne sont pas sans rappeler le National Monument de Calton Hill.
Il ne faut pas tant voir dans ce tableau la prophétie de la chute d’Edimbourg en particulier, mais celle du monde industriel en général dont la ville écossaise représente l’archétype.
John Martin a sûrement lu le livre d’Isaac Newton concernant ses observations sur l’Apocalypse[7] : dans la deuxième partie, il compare l’ouverture du Sixième Sceau au début du règne de l’Eglise sur le monde païen par la victoire de Constantin sur Licinius. On a pu voir plus haut que le peintre anglais se référait sans doute au verset annonçant la destruction de Babylone. Il y a donc une sorte de révolution, de cycle dans l’univers, où le Bien triomphe magistralement du Mal et met fin à son pouvoir. On peut alors peut-être voir dans cette peinture une prophétie de la destruction du monde industriel pour le rétablissement du règne de l’Homme droit.
[1] VAUGHAN, William,
L’art du XIX° siècle, 1780-1850, Citadelles, 1989
[2] BURKE, Edmund, SAINT GIRONS, Baldine (éd.), Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, Paris, 2009
[3] STUCKEY, F. Charles, “FEAVER, William, The Art of John Martin”, in The Art Bulletin, vol. 58, n° 4, 1976, pp. 630-632.
[4] CAREY, Frances. British museum (London).The Apocalypse and the shape of things to come, British Museum, décembre 1999-avril 2000, Londres, 1999
[5] BONNET SAINT-GEORGES, Bénédicte, « John Martin. Apocalypse. », La Tribune de l’Art, mardi 6 décembre 2011.
[6] VAUGHAN, William, L’art romantique, Londres, Paris, 1994
[7] NEWTON, Isaac, Observations upon the prophecies of Daniel, and the Apocalypse of Saint John, in two parts, Londres, 1733
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