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Raphël, Le songe du chevalier, 1504

Introduction

Raphael, Le Songe du Chevalier, vers 1504, huile sur bois,17 x 17 cm, Londres, National Gallery

Le Songe du Chevalier, autrement appelé l’Allégorie, est une peinture de Raphael de très petites dimensions (elle mesure 17 cm sur 17cm). Cette tempera sur bois conservée aujourd’hui à la National Gallery est un cas unique dans la composition et le choix de ses éléments  iconographiques : on peut voir au centre au premier plan, un homme dans des une armure de style romanisante, endormi entre deux femmes, sur fond d’un paysage vaste et lumineux : la femme à gauche, dans des habits plus sévères, tient un livre et une épée dans chacune de ses mains, tandis que la plus gracieuse offre une petite fleur. Evidemment, cette peinture a été mise en relation au thème du songe à la Renaissance par la présence de l’homme endormi : c’est pourquoi elle a été exposée pendant l’exposition de l'été 2013 Il sogno nel Rinascimento au Palais Pitti à Florence.

         A travers l'étude iconographique de l'oeuvre et des sources qui nous sont parvenues jusqu'ici, nous allons essayer de trouver quelle était la démarche de Raphaël: trouver qui était le destinataire de cette oeuvre et quel en était le message.

Scipione di Tommaso Borghese : commanditaire?

Raphaël, Saint Michel terrassant le démon, 1503-05, Louvre

Raphaël, Saint Georges et le Dragon, Louvre

 

 

 

              Il faut retenir, avant tout, qu nous n’avons pas d’informations sur ce tableau avant le XVIIème siècle : c’est pourquoi on continue à se demander ce qu’il représente et qui en a été le commanditaire. En effet, on ne fait mention de ce tableau pour la première fois qu’en 1650 dans la collection Borghèse, où il restera jusqu’au XVIII° siècle. A partir de 1847 il est conservé à la National Gallery de Londres, après plusieurs passages dans des collections particulières anglaises.

Tous les historiens de l’art sont presque d’accord sur une datation approximative entre 1503-1504, lancée d’abord par Roberto Longhi (voir Bibliographie), considérées comme les années de passage entre la jeunesse et la maturité de Raphaël.

On peut admirer la simplicité et la spontanéité linéaire du sujet, l’élégance de la composition complètement inondée par une lumière qui crée le contraste entre les couleurs vives du premier plan et celles, plus délicates du paysage. On voit parfaitement la compétence technique de Raphaël dans la réalisation méticuleuse des poses des personnages, qui semblent animer la surface du panneau, la recherche d’effets chromatiques particuliers et de la lumière sont des caractéristiques de la peinture des Raphaël à ses débuts

On retrouve ces effets dans les deux petits tableaux aujourd’hui au Musée du Louvre qui représentent Saint Michel terrassant le démon et Saint George luttant avec le dragon, toutes les deux peintes pour les ducs d’Urbino dans la même période.

 

Donc, malgré la datation fournie par Longhi, Le Songe du Chevalier reste toujours l'objet de nouvelles hypothèses. Pour ce qui concerne la question du commanditaire, par exemple, le problème n'est pas élucidé, du fait des nombreux déplacements de Raphaël pendant sa jeunesse et parce qu'aucune source ne cite ce tableau avant la moitié du XVII° siècle. L’idée la plus partagée est que notre peinture a été réalisée pour Scipione di Tommaso Borghese, un membre de la branche Siennoise de cette noble famille romaine. Né en 1483, ce tableau lui aurait été offert sous la forme d’une exortatio ad iuvenem, c’est-à-dire comme souhait d’une sage jeunesse.

Pour appuyer cette hypothèse, il existe un texte dont le héros a le même prénom.

 

 

Hercule ou Le Songe de Scipion? Les sources littéraires

Hercule à la croisée des chemins

Niccolo Soggi, Erculo al bivio, XVI°, Musée de Bode       La supposition est strictement entrelacée à l’iconographie et à l’iconologie du tableau : on doit prendre en considération avant tout les études d’Erwin Panofsky qui faisait du Songe du chevalier le centre de son ouvrage Hercule à la croisée des chemins: A première vue l’homme endormi peut être reconnu comme Hercule en train de choisir entre la vie vertueuse et la vie voluptueuse, respectivement la femme à notre gauche et à notre droite. Mais il y a certains aspects qui font dévier l’identification du personnage principal, comme on voit en comparaison avec une Choix d’Hercule de Niccolò Soggi, peintre florentin de l’atelier de Pérugin, ou cela du siennois Girolamo di Benvenuto: en fait, toutes les sources écrites de l’Antiquité racontent la rencontre comme une expérience vécue par Hercule éveillé ; en outre généralement Hercule est nu avec une peau de lion et une massue, tandis qu’ici il est en train de rêver et habillé comme un guerrier romain. Ces variations iconographiques peuvent dériver, selon Panofsky, d’une gravure qui est apparue pour la première fois en 1497 dans l’édition de la Stultifera Navis, arrangement en latin par Jacob Locher de La Nef des fous de Sebastien Brandt, un ouvrage satyrique en allemand alsacien qui dénonce surtout la société contemporaine.Si on analyse les vêtements qu'il porte, on remarque qu'il est habillé avec les habits militaires romains : il porte un manteau vert, une « lorica » (c'est-à-dire une cuirasse) bleue décorée et des jambières. Il a un heaume sur la tête et il est allongé sur un « scutum » (bouclier).

Nef des fous

Scipion l'Africain

Il semble plausible qu'il puisse plutôt s'agir de Scipion l'Africain – hypothèse largement partagée,  d'après le poème épique La guerre punique de Silius Italicus, auteur latin du I° siècle après Jésus-Christ.

Panofsky lui-même, mais aussi André Chastel (voir Bibliographie), pour justifier cette évolution iconographique, suggèrent plutôt un passage du livre XV de La guerre punique, un poème du I° siècle apr. J.-C. écrit par Silius Italicus : le protagoniste est maintenant Scipion l’Africain, considéré dans l’ensemble du monde latin comme le modèle de toutes les vertus : cette œuvre raconte les exploits de Publius Cornelius Scipion l'Africain, général romain vainqueur d'Hannibal et de l'armée carthaginoise pendant la Seconde Guerre punique, grâce à la victoire décisive de Zama.

Panofsky a identifié, dans un passage de cette œuvre, une possible référence littéraire qui pourrait avoir inspiré Raphaël.

Il est tout à fait possible que l'auteur ait pu connaître cette œuvre, puisqu'elle avait été découverte par Poggio Bracciolini en 1417 dans le monastère de San Gallo, et qu'elle était très connue et appréciée à la Renaissance.

Une copie, imprimée à Rome en 1471, a été exposée à côté du tableau Le songe du chevalier, pendant l'exposition florentine.

Dans l'incipit du livre XV, on trouve le topos du jeune héros mis face au choix entre le vice et la vertu : le héros est allongé à l'ombre d'un verdoyant laurier, lorsque « tout à coup, se dressent devant lui la Vertu et la Volupté, qu'il voit descendre des cieux, et qui se placent à sa droite et à sa gauche ».

Silius décrit minutieusement la Volupté comme une femme de belle apparence et aux cheveux ondoyants, habillés avec des vêtements élégants et fastueux. Mais surtout, elle a les « yeux lascifs semblaient autant de flèches brûlantes ».

Elle apparaît en net contraste avec la Vertu : elle a des vêtements simples, sans ornement set sans chevelure élaborée. Son regard est modeste.

Le Songe de Cicéron

L'hypothèse d'un jeune Scipion dormant renvoie tout de suite, en effet, au célèbre Somnium Scipionis de Cicéron, dont le héros est un autre Scipion : Scipion Emilien, neveu adoptif de Scipion l'Africain, homme politique célèbre et commandant de la destruction de Carthage.

Le Somnium (ou songe) figure dans le sixième livre de De Republica, traité de philosophie éthique et politique (réalisé entre 54 et 51 avant Jésus-Christ), consacré à la recherche de la forme de gouvernement idéal pour Rome.

Scipion Emilien évoque l'apparition, dans un rêve, de Scipion l'Africain. Celui-ci, du haut des sphères célestes, prédit à son neveu une mort prématurée, mais lui révèle en même temps la récompense d'éternelle béatitude destinée, dans l'au-delà, « aux âmes de ceux qui, sur terre, se sont prodigués pour le bien de la patrie et qui ont suivi la voie de la Vertu ».

C'est justement l'exhortation à la Vertu qui constitue un des thèmes principaux du Somnium Scipionis. Cicéron l'élabore en prenant comme point de repère la pensée de Platon, Aristote et du stoïcisme. La Vertu permet à l'homme d'atteindre le but auquel il tend par nature, c'est-à-dire le bonheur.

Mais la poursuite de la Vertu doit se réaliser dans la vita activa, puisque l'homme est, comme le disait Aristote, un animal politique. Par conséquent, ce n'est que dans la vie sociale que l'homme peut s'épanouir et réaliser l'Etat parfait, entendu comme union du la VoIuptas et de la Virtus, que Cicéron appelle justement « res publica res populi ».

Macrobe écrivant le commentaire du Songe de ScipionLe commentaire de Macrobe

Pour nous aider à éclaircir cette question, nous pouvons compter sur un autre auteur latin, Macrobe. Selon l'hypothèse exprimée par le critique Edgar Wind, c'est certainement lui qui aurait  suggéré à Raphaël l'idée d'un Scipion dormant.

Au début du Vè siècle av. J.-C., Macrobio réalisait un « Commentaire au Songe de Scipion » de Cicéron, où il menait une exégèse du texte avec une lecture néo-platonicienne. Du point de vue éthique, son but est de démontrer l'équilibre entre les vertus contemplatives et actives, en arrivant à une synthèse entre Platon (qui défend la supériorité des vertus contemplatives)  et Cicéron (qui défend la supériorité de celles actives).

La lecture néoplatonicienne de Marsile Ficin

Dans le carton préparatoire, toutefois, Raphaël avait dessiné la Volupté avec un habit plus fastueux, avec un décolleté plus ample. Peut-être le peintre ne voulait-il pas mettre en évidence l'opposition entre les deux femmes. On doit entendre par Voluptas ce que disait Marsile Ficin dans le Triplice Vita : un composant essentiel de la vie de l’homme, un élément positif que conduit l’homme au bonheur.

En effet Ficin dit que <<l’homme peut suivre trois différent modèle du comportement : vita activa, vita contemplativa, vita voluptuosa>>. Seulement par l’harmonie entre ces trois aspects on peut atteindre une condition vitale parfaite.

Par conséquent Scipion, notre jeune héros, ne doit pas choisir entre deux silhouettes en antithèse : Virtus et Voluptas sont d’accord l’une avec l’autre.

Par rapport au sévère avertissement que nous avons tiré de la lecture du Somnius Scipionis, la lecture de Ficin propose au jeune homme une sorte de balancement entre les devoirs de l'esprit et les joies des sens.

 

Le pendant des Trois Grâces du musée Condé (Chantilly)

Raphaël, Les Trois Grâces, Musée Condé

 

Les Trois Grâces, oeuvre gréco-romaine, cathédrale, Sienne

Infrarouge révélant le dessin de Raphaël

Raphaël, Jeune homme à la pomme, 1504, Offices

      Notons la concordance entre le nom de l'hypothétique destinataire de l’œuvre, Scipione di Tommaso Borghese, et celui du personnage principale de la représentation, Scipion l’Africain ou Scipion Emilien. En outre, on sait que Raphaël séjournait à Sienne au début du XVI° siècle, donc cette idée se fait encore plus plausible si on considère une autre peinture toujours associée au Songe du Chevalier, provenant de la même collection. Il s’agit des Trois Grâces aujourd’hui au Musée Condé de Chantilly, où on voit les trois femmes nues dans leur position traditionnelle, en tenant dans les mains trois boules. Les mêmes dimensions des tableaux et les chiffres consécutifs de l'inventaire de 1683 (68 et 69) suggèrent qu’ils ont été conçus ensemble.

Deux autres commanditaires hypothétiques

Les pommes

Une sculpture en marbre des Trois Grâces se trouve dans la Librairie Piccolomini à Sienne. Il s’agit d’une copie romaine antique d’un original grecque hellénistique à laquelle Raphaël a peut-être regardé pour la position des femmes dans son tableau : en effet, c’est probable que le jeune peintre d’Urbino ait travaillé à côté du maître Pérugin pour les fresques des murs de cet endroit dans la Cathédrale siennoise. 

Chastel croyait que les Trois Grâces représentaient la récompense de l’homme qui a choisi la vie vertueuse avec les Trois Pommes du jardin des Hespérides, symbole d’immortalité.

Pourtant, les trois boules ont été interprétés aussi des autres façons, par exemple comme les palle du blason de la famille Médicis. Peut-être que cette œuvre a été réalisé pour Julien de  Medicis pendant la période de son exil à la cour d’Urbino : la condition du « condottiere » en attente d’une prophétie peut s’adapter aux événements du fils de Laurent le Magnifique.

La première version des Trois Grâces

Une des idées les plus récentes en ce qui concerne le destinataire du Songe du chevalier a été exposée par Sylvie Beguin (voir Biblio). Sa supposition est fondée sur les examens préventifs à la restauration qui ont permis de déceler une première version très différente de la version actuelle des Trois Grâces: la femme de l’extrême droite faisait le geste de la Vénus pudique ; sur son épaule, la femme du centre posait la main droite. Donc à l’origine il y avait juste une pomme qui peut rappeler celle que tient à la main Francesco Maria della Rovere (héritier de la famille Montefeltro après la mort de Guidobaldo) dans le portrait des Offices, interprétée comme le symbole de la dignité nobiliaire du jeune duc, mais aussi comme celui de sa dignité de juge qui fait de lui un nouveau Pâris. En effet, l’examen dans l’infrarouge révèle que la première version du tableau était très proche à la représentation d’un Jugement de Pâris. Les trois femmes seraient les trois déesses qui invitent le garçon à un choix, ou mieux les déesses après la choix, puisque l’une d’eux, Vénus, a déjà reçu la pomme. Par ailleurs, ce n’est pas rare que le jeune garçon soit peint en train de dormir et habillé comme un soldat, plutôt que comme un berger : en effet, la dimension onirique du Jugement est vraisemblablement acquise surtout par les artistes allemands et flamands sur la base du Roman de Troie de Benoit de Saint-More. Ensuite, cette version de l’épisode a été particulièrement appréciée pendant la Renaissance, du fait que l’élément « rêve » aidait à mieux comprendre le signifiant allégorique.

 

Mais quelle est la relation entre les deux au niveau iconologique?

Précisions iconographiques

La Vertu et la Volupté chez Raphaël

La Vertu offre des cadeaux spirituels, c’est-à-dire le livre et l’épée, qui correspondent à la sapientia (sagesse) et potentia (pouviur). La Volupté offre un cadeau sensuel, c’est-à-dire la fleur, qui correspond à la voluptas (plaisir).

La concordance entre le panneau et Le songe de Scipion semble pertinente en raison de la présence du jeune héros sous le laurier, entouré des deux femmes ; nous pouvons cependant remarquer que Raphaël semble se détacher du passage en latin à plusieurs reprises :

  • En ce qui concerne la représentation des deux femmes : dans le tableau, la Vertu a les attributs de l'épée et du livre, tandis que la Volupté tient des fleurs.
  • La Vertu est habillée de manière austère, mais n'a pas de vêtements "candides".
  • La Volupté de Raphaël est, elle aussi, vêtue de manière élégante et avec des couleurs brillantes : elle a un vêtement rouge et bleu ciel, la tête couverte et embellie par un fil de corail et une fleur qui lui fixe les cheveux sur la nuque. Avec la main gauche, elle tient le fil d'un collier qui lui ceint la taille et les seins. Toutefois, elle n'a pas du tout un regard lascif qui renvoie à la luxure (on reviendra plus tard sur ce point).

La différence la plus évidente réside cependant dans le fait que Silius décrit Scipion comme « residens », c'est-à-dire assis, et non pas allongé et en train de dormir ; en d'autres termes, il n'y a pas la dimension onirique qui constituait le point de départ de notre lecture.

Même si le manque de références ponctuelles ne permet pas d'affirmer que c'est bien Scipion l'Africain qui est représenté, ce personnage s'avère emblématique et stimule de nombreuses réflexions.

 

Retour sur la relation entre les deux panneaux

Selon Panofsky et Chastel, la peinture des Trois Grâces est la conclusion logique de l’épisode : les pommes des Hespérides, symboles d’immortalité, sont le prix accordé au héros qui vient de choisir la vie vertueuse. Donc, ce que je veux souligner, c’est la conséquence d’un choix.

Toutefois, en accueillant l’idée d’Edgar Wind à propos de la lecture néoplatonicienne du Songe du chevalier, c’est-à-dire d’une harmonisation entre les trois genres de vie, on doit constater un autre type de rapport entre les deux peintures. D’abord, le plus vraisemblable est qu’ils étaient placés dos à dos, comme l’envers et le revers d’une médaille, surtout à cause d’une faible différence dans les proportions des figures (les Grâces semblent légèrement plus grandes que la Vertu, la Volupté et le chevalier).

En outre on peut aussi identifier singulièrement les trois Grâces : la Castitas (Chasteté) porte un pagne et n’a point de bijoux autour du cou. Voluptas (Volupté ou Plaisir), à l’opposé, se distingue par son long collier muni d’un joyau. Pulchritudo (Beauté), avec un bijou plus modeste, est la connexion entre les deux allégories les plus extrêmes : elle touche la la Chasteté à l’épaule, mais elle se tourne vers le Plaisir. Par ailleurs, on peut associer chacune des trois Grâces aux trois attributs de l’autre tableau, mais elles créent une relation différente : on peut noter une sorte d’asymétrie vers droite, où deux des trois Grâces offrent leurs pommes, souligné par le paysage au fond, car l’étendue d’eau qui s’écoule vers la droite s’arrête net derrière la figure de la Chasteté. Finalement, le groupe Pulchritudo-Voluptas crée à l’égard de Castitas un rapport 2 contre 1 pareil à celui de l’offre de Virtus et Voluptas dans le Songe. Les pommes d’or rappellent que les Grâces sont servantes de Vénus, par conséquent elles proposent un balancement vers les plaisirs des sens, au contraire de la prépondérance des devoirs de l’esprit de l’autre peinture.

C’est aussi pour ces raisons iconologiques qu’il semble plausible que les tablettes fussent pour l’une la couverture de l’autre.

En conclusion on peut dire que il ne faut pas lire les deux peintures avec un rapport de conséquence, mais en corrélation dans le sens d’un achèvement mutuel, puisque elles créent un équilibre général, en invitant à tempérer et mélanger opportunément les trois aspects qui composent la vie humaine selon l’idée néoplatonicienne.

Raphaël, Les Trois Grâces, Musée CondéRaphael, Le Songe du Chevalier, vers 1504, huile sur bois,17 x 17 cm, Londres, National Gallery

 

Le Paysage

L’aube qui apparaît dans le fond du paysage a valeur d’apparition : le jour apparaît comme le songe se dessine dans l’esprit du chevalier.

La dualité du paysage

On a vu précédemment que la représentation de cette allégorie est construite sur une complémentarité entre les deux personnifications. Nous essayerons de voir si le paysage participe à cette dualité de la scène. Déjà on peut voir dans le dessin préparatoire que le laurier coupait distinctement les deux parties du paysages, les rapportant chacune à une des deux allégories féminines. On peut partir du principe que les éléments du paysage sont porteurs de sens et appuient la signification de ces allégories. Du côté de la vertu, le paysage est plus escarpé et dans une tonalité plus sombre comme le montre la demeure en deuxième plan faisant face à une maison plus lumineuse. Alors que la partie droite se perd dans une perspective atmosphérique inspirant la sérénité, son pendant est dominé par la montagne étrange en haut de la colline. Ce motif serait, selon l’idée développée par Cecil Gould une reprise du roc en arrière-plan dans L’Annonciation du Cestello de Botticelli, motif repris par la suite dans la Madone à la prairie dite aussi du Belvédère exposée à Vienne. On y retrouve cette dualité entre la plaine douce animée par un lac ou une rivière, et la montagne escarpée, séparées par un arbre chez Botticelli et par la Vierge elle-même dans la Madone de Raphaël. Ce paysage serait inspiré de ceux que Raphaël aurait pu voir lors de son voyage à Florence ; cependant il y ajoute une tonalité religieuse.

Le Salut

Alors que Raphaël reprend pour son Allégorie le pont et l’idée du petit castel à l’extrême droite du paysage de L’Annonciation, le bâtiment imposant adossé à l’étrange rocher est un motif que Raphaël a recopié pour sa Madone du Belvédère qui lui est de deux ans postérieure. Faut-il voir dans ce monument une église ou un château ? C’est la question soulevée par Mab Van Lohuizen L’identification d’un clocher nous laisserait choisir la première option, bien que les deux exemples cités se rapprocheraient plutôt de la deuxième. Cependant, voir une église ou une cathédrale perchée sur la colline participerait à l’idée d’un paysage moralisé développée par Patricia Emison : le laurier pourrait faire office d’une limite entre les deux vies choisies : soit la vie de vertu soit la vie de plaisir. Ainsi le fleuve tranquille et le paysage paisible inspirent la facilité de la vie tandis que le chemin abrupt laisse penser à une vie où l’effort est compagne de notre pérégrination vers le Salut. Et l’édifice religieux trône alors en haut, au bout du chemin, tel l’objectif à atteindre. Les personnages sur le chemin pourraient représenter ces âmes qui ont choisi de suivre la bonne route ; on remarquera d’ailleurs qu’ils sont à la croisée des routes : on revient à l’idée du choix ; décision à prendre pour les jours à venir mais aussi pour la vie qu’on choisira de suivre. Les deux allégories sont alors un résumé de l’idée du paysage qui se trouve derrière elles. De même on remarque sur le modello que la grosse demeure était à l’origine plutôt un groupement de maisons dont un clocher : la partie gauche (à la droite du dormeur) a d’une certaine façon une valeur plus religieuse, elle ressemble à l’image du pêcheur, de toute âme humaine qui chemine vers le Ciel, vers le Salut, ici matérialisé par le château-cathédrale.

Vagabondage et rêverie

Si on revient sur la destination première du tableau, à savoir une œuvre intime, on peut dire que tout comme les icônes de méditation, cette œuvre de petites dimensions est faite pour être observée, contemplée longtemps et de près. Si on suit cette idée, les cavaliers et le marcheur sont aussi là pour que le propriétaire de l’œuvre s’identifie à eux. Il y a l’idée de se laisser aller à la rêverie en contemplant ces personnages et l’arrière-plan. Car celui-ci est plein de petits détails, et, de par sa petite échelle par rapport au premier plan, il est vaste. L’œil se laisse aller, vagabonde sur ce paysage.

Le laurier

Mais intéressons-nous davantage au laurier. Le jeune chevalier s’est endormi adossé à cet arbre qui semble lui sortir de l’épaule. On peut faire une analogie avec l’arbre de Jessé qui apparaît au personnage biblique en songe et qui lui montre sa descendance. Quoiqu’il en soit, l’arbre dans les deux cas offre une représentation de l’avenir. Car le laurier est l’élément qui organise la dualité entre les deux femmes et le paysage qui les accompagne, comme on l’a dit précédemment. L’avenir annoncé par l’arbre se résume alors à deux valeurs pour lesquelles le rêveur devra opérer un choix.

Mais le laurier possède deux autres caractéristiques : la première, dans un contexte onirique comme celui-ci, est qu’il rend réalité le rêve lorsque le jeune homme s’est endormi sous son ombre. Le rêve, simple errance de l’imagination libérée, devient alors un songe puisqu’il s’augmente d’une dimension prophétique : cette idée est appuyée par la réutilisation de ce motif pour ses fresques du Songe de Jacob peintes sur les murs des chambres du Vatican. Le contenu du songe du chevalier tient du surnaturel. Dans Il « Dolce Tempo », Gandolfo précise que la présence du laurier nous assure que l’arrière-plan n’est pas la réalité, l’espace physique dans lequel le chevalier se trouve, mais un espace créé par son esprit. On est donc dans une totale confusion entre les deux dimensions, d’autant plus que les deux femmes ont un contact plastique avec le chevalier dont le corps est situé dans les deux espaces. Si ces deux allégories et le paysage sont une construction de l’esprit du chevalier, alors nous sommes devant une représentation onirique où le laurier serait une sorte de charnière, de frontière entre le rêve et la réalité. Il participerait à ce que Gandolfo dit sur le rêve, à savoir que la dimension onirique est un prétexte pour représenter une argumentation philosophique et morale.

Une deuxième caractéristique peut s’ajouter à celle-ci : le laurier est symbole de la célébrité. C’est la plante, depuis l’Antiquité, des vainqueurs : la couronne de laurier est un témoignage connu de tous. Ici le laurier pourrait annoncer la célébrité du personnage s’il fait le bon choix, autrement dit, sa reconnaissance auprès du monde et une gloire méritée. Cependant, et je cite Mab van Lohuizen, « le laurier pourrait être comme une manifestation de la célébrité, avec la condition que ce n’est pas la célébrité comme une fin désirable pour elle-même, mais seulement comme une conséquence de la vertu. »

Modello de Raphaël, British Museum

détail de l'Annonciation du Cestello

Raphaël, La Madone du Belvédère, vers 1506

 

 

 

Raphael, Le Songe du Chevalier, vers 1504, huile sur bois,17 x 17 cm, Londres, National Gallery 

N.B.: Si vous désirez voir les images dans leurs tailles originales, faites clique-droit, "afficher l'image".

Conclusion

Fererico de Montefeltro, duc d'UrbinoCe tableau est une œuvre énigmatique sous plusieurs points de vue. Les difficultés viennent du fait qu’il s’agit d’un UNICUM FIGURATIF, c’est-à-dire d’une œuvre qui n’a pas de semblable dans l’histoire de l’art.

Il ne s’agit pas d’une exécution académique, ni d’une simple commande pour un mécène.

On ne doit pas oublier que Raphaël était un peintre érudit : il vécut son enfance à Urbino, où il assimila la culture raffinée et humaniste de la cour du duc. Il avait accès à la bibliothèque de Federico de Montefeltro, une des plus grand collections du Quattrocento. Parmi 900 manuscrits, il y avait juste des ouvrages de Cicéron, Silius Italicus et Macrobe. Il est donc fort possible que Raphaël les ait lues.

De plus il participait au débat philosophique qui dans ces années portait sur les thèmes du néoplatonisme.

On peut dire que Raphaël était l’AUCTOR INTELLECTUALIS de cette œuvre : il s’est servi de ses connaissances humanistes, philosophiques et artistiques pour peindre une œuvre à l’iconographie apparemment simple, mais qui cache plusieurs interprétations possibles

 

Avec l'aimable collaboration de Elisa P. et Giulia S..

 

Biographie

BEGUIN Sylvie, Nouvelles recherches sur le ‘Saint Michel’ et le ‘Saint Georges’ du Musée du Louvre, in Studi su Raffaello, atti del congresso internazionale di studi (Urbino - Firenze 6 – 14 aprile 1984), sous la direction de M. Sambucco Hamoud, M. L. Strocchi, Urbino 1987.

CHASTEL André, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique : études sur la Renaissance et l'humanisme platonicien, Paris 1959.

DE BOISSARD Elisabeth, Chantilly, Musée Condé. Peintures de l’école italienne, Paris 1988.

DE VECCHI Pierluigi, Raphaël, Paris 2002.

EMISON Patricia, « The ‘paysage moralisé’ », in Artibus et historiae, XVI, 31, 1995, pp. 125-137.

GANDOLFO Francesco, Il “dolce tempo”. Mistica, ermetismo e sogno nel Cinquecento, Rome 1978.

GOULD Cecil, The Sixteenth-century Italian schools, National Gallery Catalogues, Londres 1975.

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LONGHI Roberto, « Percorso di Raffaello giovine », in Paragone, 65, 1955, pp. 8-23.

MELCHIONNA Antonio, Macrobio e la filosofia: i Commentarii in Somnium Scipionis, thèse de doctorat, tutor prof. Franco Ferrari, Università degli Studi di Salerno, IX cycle, a.a.  2010-2011.

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Ornatissimo codice: la Biblioteca di Federico da Montefeltro, cat. exp. Urbino, Galleria Nazionale delle Marche, 15 marzo – 17 luglio 2008, sous la direction de M. Peruzzi, C. Caldari, L. Mochi Onori, Milan 2008.

PANOFSKY Erwin, Herkules am scheidewegund andere antike Bildstoffe in der neuen Kunst, Berlin 1930, [trad. Hercule à la croisée des chemins et autres matériaux figuratifs de l’antiquité dans l’art plus récent, Paris 1999.]

POPE-HENNESSY John, Raphaël, New York 1970.

Raffaello e Urbino: la formazione giovanile e i rapporti con la città natale, cat. exp., Urbino, Galleria nazionale delle Marche, 15 aprile – 12 luglio 2009, sous la direction de L. Mochi Onori, Milan 2009.

REINACH Salomon, « Trois hypothèses de MM. Eisler et Panofsky à propos des Trois Grâces de Raphaël », in Comptes-rendus des séances de l'académie des inscriptions et belles-lettres, 74, 2, 1930, p. 191-193.

VAN LOHUIZEN-MULDER Maria Elisabeth, Raphael’s Images of Justice – Humanity – Friendship, Wassenar 1977.

WIND Edgar, Pagan Mysteries of the Renaissance, Londres 1958, trad. Mystères païens de la Renaissance, Paris 1992, pp. 95-110.

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Le Parmesan, La Madone au long cou, 1534-40, les Offices, Florence

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Date de dernière mise à jour : 29/03/2022

Commentaires

  • unereverence

    1 unereverence Le 24/09/2019

    Bonjour, je ne comprends pas votre question. Qu'entendez vous par publier?

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