Hercule à la croisée des chemins
La supposition est strictement entrelacée à l’iconographie et à l’iconologie du tableau : on doit prendre en considération avant tout les études d’Erwin Panofsky qui faisait du Songe du chevalier le centre de son ouvrage Hercule à la croisée des chemins: A première vue l’homme endormi peut être reconnu comme Hercule en train de choisir entre la vie vertueuse et la vie voluptueuse, respectivement la femme à notre gauche et à notre droite. Mais il y a certains aspects qui font dévier l’identification du personnage principal, comme on voit en comparaison avec une Choix d’Hercule de Niccolò Soggi, peintre florentin de l’atelier de Pérugin, ou cela du siennois Girolamo di Benvenuto: en fait, toutes les sources écrites de l’Antiquité racontent la rencontre comme une expérience vécue par Hercule éveillé ; en outre généralement Hercule est nu avec une peau de lion et une massue, tandis qu’ici il est en train de rêver et habillé comme un guerrier romain. Ces variations iconographiques peuvent dériver, selon Panofsky, d’une gravure qui est apparue pour la première fois en 1497 dans l’édition de la Stultifera Navis, arrangement en latin par Jacob Locher de La Nef des fous de Sebastien Brandt, un ouvrage satyrique en allemand alsacien qui dénonce surtout la société contemporaine.Si on analyse les vêtements qu'il porte, on remarque qu'il est habillé avec les habits militaires romains : il porte un manteau vert, une « lorica » (c'est-à-dire une cuirasse) bleue décorée et des jambières. Il a un heaume sur la tête et il est allongé sur un « scutum » (bouclier).
Scipion l'Africain
Il semble plausible qu'il puisse plutôt s'agir de Scipion l'Africain – hypothèse largement partagée, d'après le poème épique La guerre punique de Silius Italicus, auteur latin du I° siècle après Jésus-Christ.
Panofsky lui-même, mais aussi André Chastel (voir Bibliographie), pour justifier cette évolution iconographique, suggèrent plutôt un passage du livre XV de La guerre punique, un poème du I° siècle apr. J.-C. écrit par Silius Italicus : le protagoniste est maintenant Scipion l’Africain, considéré dans l’ensemble du monde latin comme le modèle de toutes les vertus : cette œuvre raconte les exploits de Publius Cornelius Scipion l'Africain, général romain vainqueur d'Hannibal et de l'armée carthaginoise pendant la Seconde Guerre punique, grâce à la victoire décisive de Zama.
Panofsky a identifié, dans un passage de cette œuvre, une possible référence littéraire qui pourrait avoir inspiré Raphaël.
Il est tout à fait possible que l'auteur ait pu connaître cette œuvre, puisqu'elle avait été découverte par Poggio Bracciolini en 1417 dans le monastère de San Gallo, et qu'elle était très connue et appréciée à la Renaissance.
Une copie, imprimée à Rome en 1471, a été exposée à côté du tableau Le songe du chevalier, pendant l'exposition florentine.
Dans l'incipit du livre XV, on trouve le topos du jeune héros mis face au choix entre le vice et la vertu : le héros est allongé à l'ombre d'un verdoyant laurier, lorsque « tout à coup, se dressent devant lui la Vertu et la Volupté, qu'il voit descendre des cieux, et qui se placent à sa droite et à sa gauche ».
Silius décrit minutieusement la Volupté comme une femme de belle apparence et aux cheveux ondoyants, habillés avec des vêtements élégants et fastueux. Mais surtout, elle a les « yeux lascifs semblaient autant de flèches brûlantes ».
Elle apparaît en net contraste avec la Vertu : elle a des vêtements simples, sans ornement set sans chevelure élaborée. Son regard est modeste.
Le Songe de Cicéron
L'hypothèse d'un jeune Scipion dormant renvoie tout de suite, en effet, au célèbre Somnium Scipionis de Cicéron, dont le héros est un autre Scipion : Scipion Emilien, neveu adoptif de Scipion l'Africain, homme politique célèbre et commandant de la destruction de Carthage.
Le Somnium (ou songe) figure dans le sixième livre de De Republica, traité de philosophie éthique et politique (réalisé entre 54 et 51 avant Jésus-Christ), consacré à la recherche de la forme de gouvernement idéal pour Rome.
Scipion Emilien évoque l'apparition, dans un rêve, de Scipion l'Africain. Celui-ci, du haut des sphères célestes, prédit à son neveu une mort prématurée, mais lui révèle en même temps la récompense d'éternelle béatitude destinée, dans l'au-delà, « aux âmes de ceux qui, sur terre, se sont prodigués pour le bien de la patrie et qui ont suivi la voie de la Vertu ».
C'est justement l'exhortation à la Vertu qui constitue un des thèmes principaux du Somnium Scipionis. Cicéron l'élabore en prenant comme point de repère la pensée de Platon, Aristote et du stoïcisme. La Vertu permet à l'homme d'atteindre le but auquel il tend par nature, c'est-à-dire le bonheur.
Mais la poursuite de la Vertu doit se réaliser dans la vita activa, puisque l'homme est, comme le disait Aristote, un animal politique. Par conséquent, ce n'est que dans la vie sociale que l'homme peut s'épanouir et réaliser l'Etat parfait, entendu comme union du la VoIuptas et de la Virtus, que Cicéron appelle justement « res publica res populi ».
Le commentaire de Macrobe
Pour nous aider à éclaircir cette question, nous pouvons compter sur un autre auteur latin, Macrobe. Selon l'hypothèse exprimée par le critique Edgar Wind, c'est certainement lui qui aurait suggéré à Raphaël l'idée d'un Scipion dormant.
Au début du Vè siècle av. J.-C., Macrobio réalisait un « Commentaire au Songe de Scipion » de Cicéron, où il menait une exégèse du texte avec une lecture néo-platonicienne. Du point de vue éthique, son but est de démontrer l'équilibre entre les vertus contemplatives et actives, en arrivant à une synthèse entre Platon (qui défend la supériorité des vertus contemplatives) et Cicéron (qui défend la supériorité de celles actives).
La lecture néoplatonicienne de Marsile Ficin
Dans le carton préparatoire, toutefois, Raphaël avait dessiné la Volupté avec un habit plus fastueux, avec un décolleté plus ample. Peut-être le peintre ne voulait-il pas mettre en évidence l'opposition entre les deux femmes. On doit entendre par Voluptas ce que disait Marsile Ficin dans le Triplice Vita : un composant essentiel de la vie de l’homme, un élément positif que conduit l’homme au bonheur.
En effet Ficin dit que <<l’homme peut suivre trois différent modèle du comportement : vita activa, vita contemplativa, vita voluptuosa>>. Seulement par l’harmonie entre ces trois aspects on peut atteindre une condition vitale parfaite.
Par conséquent Scipion, notre jeune héros, ne doit pas choisir entre deux silhouettes en antithèse : Virtus et Voluptas sont d’accord l’une avec l’autre.
Par rapport au sévère avertissement que nous avons tiré de la lecture du Somnius Scipionis, la lecture de Ficin propose au jeune homme une sorte de balancement entre les devoirs de l'esprit et les joies des sens.
Commentaires
1 unereverence Le 24/09/2019